40
Nick Andros
dormait d’un sommeil agité dans le bureau du shérif Baker. Il n’avait gardé que
son slip mais il était pourtant en sueur. Avant de s’endormir la veille au soir,
sa dernière pensée avait été qu’il serait mort au matin. L’homme noir qui
hantait ses rêves fiévreux allait fracasser cette fragile barrière du sommeil
et l’emporter au loin.
Étrange. L’œil que Ray Booth
avait écrasé dans son orbite lui avait fait mal pendant deux jours. Et puis le
troisième, cette impression qu’on lui taraudait les tempes s’était évanouie, se
transformant en un sourd mal de tête. Quand il regardait avec cet œil il ne
voyait rien d’autre qu’un voile noir dans lequel des ombres bougeaient parfois
ou semblaient bouger. Mais ce n’était pas son œil qui le torturait – c’était l’éraflure
que la balle avait faite le long de sa jambe.
Il n’avait pas désinfecté la
plaie. Son œil lui faisait si mal qu’il n’y avait pas pensé. L’éraflure, pas
très profonde, courait tout le long de sa cuisse droite, jusqu’au genou ; en
se réveillant le lendemain, il avait examiné avec étonnement le trou que la
balle avait fait dans son pantalon. Et le jour suivant 30 juin, il s’était
rendu compte que les bords de la plaie étaient tout rouges et que les muscles
de sa jambe commençaient à lui faire mal.
En boitillant, il était allé
chercher une bouteille d’eau oxygénée au cabinet de consultation du docteur
Soames. Il avait vidé tout le flacon sur la blessure, longue de plus de
vingt-cinq centimètres. Autant mettre un cataplasme sur une jambe de bois. Le
soir même, toute sa jambe droite lui élançait comme une dent cariée. La plaie, qui
avait à peine commencé à se cicatriser, était entourée d’un réseau de sillons
rouges, sous la peau, les sillons rouges de la septicémie.
Le 1er juillet, il
était revenu chercher de la pénicilline dans la pharmacie du docteur Soames. Il
en avait trouvé un peu et, après un moment d’hésitation avait avalé les deux comprimés
d’une boîte échantillon. Il savait qu’il risquait de mourir s’il était allergique
à l’antibiotique, mais la perspective de mourir de septicémie lui avait paru
encore plus déplaisante. L’infection progressait très rapidement. La
pénicilline ne l’avait pas tué, mais elle ne semblait pas non plus avoir
apporté d’amélioration significative.
Hier à midi, il avait eu beaucoup
de fièvre et il pensait avoir déliré pas mal de temps. Il avait de quoi manger,
mais n’avait pas faim ; il n’avait qu’une féroce envie de boire. Et il s’était
servi un verre après l’autre au distributeur d’eau distillée qui se trouvait
dans le bureau de Baker. La bonbonne était presque vide lorsqu’il s’était
endormi (ou évanoui) hier au soir, et Nick ne savait où s’en procurer une autre.
Mais sa fièvre était si forte qu’il ne s’en préoccupait guère. Il allait
bientôt mourir. Bientôt, il ne se ferait plus de soucis. L’idée de mourir ne l’enchantait
pas, mais il se sentait soulagé de ne plus avoir à souffrir. Sa jambe lui
faisait affreusement mal.
Il avait l’impression de ne pas
avoir vraiment dormi depuis la mort de Ray Booth. Il rêvait sans cesse. On
aurait dit que tous ceux qu’il avait connus durant sa vie revenaient sur scène
pour un dernier rappel. Rudy Sparkman et la page blanche : Tu es cette
page blanche. Sa mère, qui montrait les bâtons et les ronds qu’elle l’avait
aidé à tracer sur une autre page blanche : Ça veut dire Nick Andros, mon
chéri. C’est toi. Jane Baker, la tête tournée sur son oreiller, qui disait :
Johnny, mon pauvre Johnny. Dans son rêve, le docteur Soames demandait à
John Baker d’enlever sa chemise, et Ray Booth ne cessait de crier : Tenez-le
bien… Le fils de pute m’a tapé dans les couilles… Je vais l’écrabouiller… À
la différence des autres rêves qu’il avait faits dans sa vie, cette fois Nick n’avait
pas besoin de lire sur les lèvres. Il entendait ce que les gens disaient. Et
ces rêves étaient incroyablement précis. Ils s’évanouissaient quand la douleur
devenait si violente qu’il se réveillait presque. Puis une nouvelle scène apparaissait,
et il replongeait dans le sommeil. Des personnages qu’il n’avait jamais vus figuraient
dans deux de ces rêves, et ce fut de ceux-là qu’il se souvint le plus clairement
à son réveil.
Il était quelque part, très haut.
Un paysage s’étendait devant lui, comme une carte en relief. C’était un désert.
Et dans le ciel, les étoiles avaient cet éclat brutal qu’on leur voit en
altitude. Un homme était debout à côté de lui… Non, pas un homme, mais la forme d’un homme. Comme si l’on avait découpé sa silhouette dans le tissu de la
réalité et que ce qui se trouvait à côté de Nick fût en fait le négatif d’un
homme, un trou noir avec la forme d’un homme. Et la voix de cette forme
murmurait : Tout ce que tu vois sera à toi si tu tombes à genoux pour m’adorer.
Nick secouait la tête, voulait s’éloigner de cet horrible précipice. La
forme allait étendre ses bras noirs pour le précipiter dans le vide.
Pourquoi ne parles-tu pas ?
Pourquoi secoues-tu toujours la tête ?
Dans son rêve, Nick avait
esquissé le geste qu’il avait fait tant de fois dans sa vie : un doigt sur
les lèvres puis en travers de sa gorge… et il s’était entendu dire d’une voix
parfaitement claire, agréable même : « Je ne peux pas parler. Je
suis muet. »
Tu peux. Si tu veux, tu peux.
Alors Nick tendait la main pour
toucher la forme sa peur momentanément balayée par une joie délirante. Mais
comme sa main approchait de l’épaule de la silhouette, elle devenait glacée, si
froide qu’il croyait s’être brûlé. Il la retirait d’un coup et voyait des
cristaux de glace se former sur les jointures. Et il s’apercevait alors qu’il
entendait. La voix de la forme noire. Le cri lointain d’un oiseau de nuit. Le
hululement du vent. La surprise le rendait muet à nouveau. Le monde prenait une
nouvelle dimension qui ne lui avait jamais manqué jusque-là car il ne l’avait
jamais connue. À présent, tout trouvait sa place. Il entendait des sons.
Il savait ce qu’était chacun de ces sons, sans qu’on le lui ait jamais dit. De
jolis sons. Il passait ses doigts sur sa chemise et s’étonnait du
crissement de ses ongles sur la toile de coton.
Puis l’homme noir se tournait
vers lui, et Nick avait terriblement peur. Cette créature, cette chose, ne
faisait pas gratuitement ces miracles.
… si tu tombes à genoux pour m’adorer.
Nick se couvrait le visage de ses
mains, car il désirait toutes ces choses que la forme noire lui avait montrées
du haut de ce lieu désertique : les villes, les femmes, les trésors, le
pouvoir. Mais surtout, il voulait entendre le son fascinant de ses ongles sur
sa chemise, le tic-tac d’une pendule dans une maison déserte après minuit, le
bruit secret de la pluie.
Mais il disait non et ce
froid glacé s’emparait alors à nouveau de lui, et on le poussait, il tombait et
tombait encore, hurlait sans un bruit en culbutant dans cet abîme ténébreux, en
culbutant dans l’odeur du…
… maïs ?
Oui, du maïs. C’était l’autre
rêve qui s’imbriquait avec le premier, différent et pourtant indissociable. Nick
se trouvait au milieu d’un champ de maïs, de maïs vert, et l’odeur était celle
de la terre en été, du fumier, des choses qui poussent. Il se levait et
remontait le rang. Puis il s’arrêtait un instant quand il comprenait que ce qu’il
entendait était le doux hennissement du vent dans le maïs vert de juillet, dans
les feuilles coupantes comme des glaives… et autre chose aussi.
De la musique ?
Oui – une sorte de musique. Et, dans
son rêve, il pensait : « C’était ça ce qu’ils voulaient dire. »
Le son montait juste en face de lui et il s’avançait pour voir si cette succession
de jolis sons provenait de ce qu’ils appelaient un « piano », une « flûte »,
un « violoncelle » ou autre chose encore.
La chaude odeur de l’été dans ses
narines, le bleu aveuglant du ciel dans ses yeux, et ces sons, si beaux. Dans
son rêve, Nick n’avait jamais été aussi heureux. Et comme il s’approchait de la
source de cette musique, une voix s’élevait, une vieille voix éraillée comme
une courroie de cuir qui a beaucoup servi.
Je suis
seule dans le jardin
Quand la rosée perle encore
sur les roses
Et j’entends une voix qui
doucement murmure
Le fils… de Dieu… te livre sa
parole
Et il marche avec moi, il me
parle à l’oreille
Me dit que je suis sienne
Et nous vient à tous deux une
joie indicible
Une joie
que nul… nul autre… nul n’a jamais connue.
À la fin du couplet, Nick
arrivait en haut du rang et découvrait dans une clairière une petite maison, une
cabane plutôt. À gauche, un fût de métal rouillé pour les ordures ; à
droite, une balançoire faite avec un vieux pneu suspendu par une corde à une
branche d’arbre. Une petite galerie de bois s’avançait devant la maison, une
galerie branlante que soutenaient des vérins tachés de graisse. Les fenêtres
étaient ouvertes et des rideaux blancs en lambeaux flottaient, agités par le
doux vent d’été. Sur le toit se dressait, toute penchée, une cheminée de tôle
galvanisée, cabossée, noire de suie. La maison était tapie dans sa clairière et
le maïs s’étendait à perte de vue dans toutes les directions, sauf au nord où
le champ de maïs était coupé par une route de terre qui s’évanouissait très
loin à l’horizon. C’était toujours alors que Nick savait où il était : comté
de Polk, dans le Nebraska, à l’ouest d’Omaha, un peu au nord d’Osceola. Au bout
de la route de terre, c’était la nationale 30 qui conduisait à Columbus, sur la
rive nord de la Platte.
La plus vieille femme de l’Amérique
est assise sur la galerie, une Noire aux cheveux blancs cotonneux – toute menue
dans sa robe-tablier, elle porte des lunettes. Si menue que le grand vent de l’après-midi
pourrait l’emporter comme un fétu de paille dans l’immense ciel bleu, emporter
peut-être jusqu’à Julesburg, au Colorado. Et l’instrument dont elle joue (peut-être
est-ce lui qui la retient sur terre) est une « guitare », et Nick
pense dans son rêve : C’est donc ça le bruit d’une « guitare ».
Joli. Il sent qu’il pourrait rester là toute la journée à regarder la
vieille dame assise sur sa galerie que soutiennent des vérins tachés de graisse
au milieu de tout ce maïs, rester ici à l’ouest de Omaha, un peu au nord d’Osceola,
dans le comté de Polk, à l’écouter. Le visage de la femme est sillonné d’un
million de rides, comme une carte de géographie – rivières et canyons sur le
cuir brun de ses joues, cordillères sous la bosse de son menton, moraine
sinueuse à la base de son front, grottes de ses yeux.
Elle a recommencé à chanter en s’accompagnant
sur sa vieille guitare.
Oh, Jésus, pourquoi
ne viens-tu pas,
Jésus, Jésus, pourquoi ne
viens-tu pas ?
Car maintenant… Le temps des
grands malheurs
Maintenant… maintenant le
temps presse
Maintenant… le temps des grandes
douleurs…
Hé, petit, pourquoi
tu restes planté comme un piquet ?
Elle couche la guitare sur ses
genoux comme un bébé et lui fait signe d’avancer. Nick s’avance. Il dit qu’il
voulait simplement l’écouter chanter, que sa chanson était très belle.
Eh bien, petit, c’est la folie
de Dieu, je chante presque toute la journée à présent… et comment t’entends-tu
avec cet homme noir ?
Il me fait peur. J’ai peur…
Pour sûr, petit, pour sûr que
tu peux avoir peur. Même un arbre peut faire peur quand la nuit tombe, si tu
sais regarder. Nous sommes tous mortels, loué soit Dieu.
Mais comment lui dire
maintenant ? Comment…
Comment respires-tu ? Comment
rêves-tu ? Personne ne sait. Mais viens me voir quand tu veux. On m’appelle
mère Abigaël. Je suis sans doute la plus vieille femme de ce coin du monde, mais
je fais encore mes crêpes moi-même. Viens me voir quand tu veux, petit, et
amène tes amis.
Comment m’en sortir ?
Dieu te protège, petit, personne
ne s’en sort jamais. Fais de ton mieux et viens voir mère Abigaël chaque fois
que le cœur t’en dit. Je serai ici sans doute ; je ne bouge plus beaucoup.
Viens me voir. Je serai…
– ici,
serai ici…
Il se réveillait peu à peu, jusqu’à
ce que disparaissent le Nebraska, l’odeur du maïs, le visage ridé de mère
Abigaël, et que se dessine en filigrane, de plus en plus net, le monde réel qui
finissait par recouvrir de sa trame le monde du rêve.
Il était à Shoyo, dans l’Arkansas,
il s’appelait Nick Andros, il n’avait jamais parlé ni entendu le son d’une « guitare »…
mais il était toujours vivant.
Il s’assit sur le lit, regarda sa
blessure. Elle était moins enflée. Elle lui faisait moins mal. Je suis en train
de guérir. Je crois que tout va s’arranger.
Il se leva et s’approcha en
boitant de la fenêtre. Sa jambe était encore raide, mais il savait que cette
raideur disparaîtrait avec un peu d’exercice. Il regarda la ville silencieuse
qui n’était plus Shoyo mais le cadavre de Shoyo, et il sut qu’il devait partir
le jour même. Il ne pourrait aller bien loin, mais au moins il partirait.
Où aller ? Il croyait le
savoir. Les rêves ne sont que des rêves, mais rien ne l’empêchait de prendre la
direction du nord-ouest, vers le Nebraska.
Nick sortit de
la ville à bicyclette, vers une heure et quart de l’après-midi, le 3 juillet. Le
matin, il avait fait son sac : quelques comprimés de pénicilline, au cas
où il en aurait besoin, des conserves – surtout des boîtes de velouté de
tomates Campbell et de raviolis Boyardee, ses marques favorites. Une gourde et
plusieurs boîtes de balles pour son pistolet.
Il était allé fouiller dans les
garages des maisons désertes jusqu’à ce qu’il trouve une bicyclette dix
vitesses à peu près à sa taille. Prudemment, il descendit la grand-rue sur son
vélo, pas trop vite, et petit à petit sa jambe blessée prit la cadence. Il se
dirigeait vers l’ouest, suivi de son ombre. À la sortie de la petite ville, il
passa devant de jolies maisons qui gardaient leur fraîcheur à l’ombre de leurs
rideaux tirés jusqu’à la fin des temps.
Cette nuit-là, il campa dans une
ferme à quinze kilomètres à l’ouest de Shoyo. Le lendemain, le 4 juillet, il
était presque arrivé à Oklahoma quand la nuit tomba. Avant de se coucher dans
une autre ferme, debout dans la cour, les yeux levés au ciel, il vit une pluie
d’étoiles filantes qui égratignaient la nuit de leurs feux glacés. Et il pensa
qu’il n’avait jamais rien vu de plus beau. Qu’importe ce qui l’attendait, il
était heureux de vivre.